TEXTES

Texte rédigé à l'occasion du concert de François Mardirossian à la Fac de Musique de Tours, le 21 mars 2023

Composer ? 
Composer de la musique contemporaine ? 
Composer de la musique post-minimaliste ?


Je voudrais d’abord parler de ce qu’est pour moi l’acte de composer. Ce que je vais exprimer n’est que l’idée que je m’en fais et n’a pas la prétention d’énoncer des vérités.

Je voudrais prendre les choses à la base. Composer, c’est d’abord une affaire personnelle.
Cela ne s’apprend pas. On peut enrichir ses compétences techniques en développant son oreille, en étudiant l’analyse, l’écriture, la composition. Et votre œuvre en bénéficiera.
Mais qui a appris à Debussy à faire du Debussy ?
Voilà d’où je voulais partir. Tous les diplômes sont merveilleux. Mais ils ne donneront jamais à quelqu’un ce qu’il ne possède pas au départ. 

Un jour un jeune musicien a approché Mozart et lui a demandé si, à son avis, il pouvait se mettre à la composition. Mozart lui a répondu en substance : « vous devriez attendre encore »
Vexé, le musicien lui dit : « mais j’ai cru comprendre que vous-même aviez commencé jeune !? »
Mozart lui répondit : « oui, mais je n’ai demandé la permission à personne ».

Pour moi, composer vient d’une motion intérieure.
Et quel que soit le résultat de votre 1er essai, si vous ressentez ce soulèvement, cet embrasement intérieurs, qui sonnent comme une révélation à vous-même, c’est bon signe. Et peut-être que votre 1ère œuvre ne comprendra que 3 notes, car techniquement vous n’en maîtrisez que 3. Mais si vous avez quelque chose à dire, ces 3 notes suffiront.
Votre musique ne plaira pas à tout le monde, mais elle sera authentique : elle sonnera pour vous comme une évidence, elle vous exprimera d’une manière qui vous semblera juste, sincère. 
La composition serait alors une voie de la sincérité. Non qu’on y parvienne, mais qu’on y tende œuvre après œuvre.  

Composer, c’est pour moi, en reprenant une expression du compositeur québécois Michel Gonneville, chercher d’autres Beaux. On est dans la subjectivité totale. Personne ne peut juger à votre place de ce qui est beau. Le compositeur ne délègue pas cette compétence.
Donc, je parle de Beau, et je parle aussi d’inspiration. Pour moi, être inspiré, c’est être dans cet état d’esprit qui rend possible l’expression de soi dans sa propre langue. En somme, c’est partir de ses émotions, qu’elles soient celles de l’instant ou qu’on sache les convoquer à ce moment.

On n’est pas toujours dans cet état d’esprit. Je laisse sur mon pupitre plus d’idées sans intérêt que d’idées exploitables.
L’idée peut prendre plusieurs aspects : mélodique, harmonique, rythmique. En général, un mélange de tout cela. Mais pas un plan ou une structure, sorte de squelette pour lequel j’aurai du mal à ajouter de la chair. 
Les idées, je les découvre souvent en improvisant, ce qui est une manière de mettre en scène les émotions. Elles peuvent survenir à tout autre moment, y compris dans mon sommeil.
Et quand j’en tiens une, ce n’est pas pour autant que je vais réussir à en faire quelque chose. 
En général, je sens ses potentialités, et je sais si elle donnera une pièce de 3 ou de 15 minutes.
L’idée musicale trouvée, il me reste à dérouler le fil en suivant mon inspiration, c’est-à-dire en faisant les choix qui me satisfont. Je pense souvent à ce que disait Michel-Ange : Chaque bloc de pierre a une statue à l’intérieur et c’est la tâche du sculpteur de la découvrir. Je vois le travail de composition d’une façon analogue. Il s’agit pour moi d’exprimer la musique contenue dans l’idée de départ. 
C’est ainsi que va se construire l’œuvre musicale, avec à chaque fois une structure unique, celle qui, pour moi, développera de manière adéquate les potentialités de l’idée de départ.

Je reviens sur cette idée d’émotion. Steve Reich disait qu’on n’échappe pas à sa personnalité. On n’échappe pas à sa personnalité, mais on peut la dissimuler derrière des procédés de composition hyper intellectualisés et/ou conceptuels, ou toute autre technique apprise auprès des meilleurs maîtres. 
Voyez comme il est parfois difficile de savoir quel compositeur estampillé contemporain a composé quoi.
Mais c’était déjà difficile de distinguer entre eux certains contemporains de Mozart.

Si un minimum de technique est nécessaire, elle ne remplace pas la qualité de l’inspiration. Et c’est cela qui distingue Mozart ou les Beatles : une personnalité unique que l’on ressent dans leur musique.

Michel Gonneville a déclaré :
Dans la musique la plus neutre ou la plus froide (là il cite quelques compositeurs que, pour ma part, je ne trouve pas forcément froids), il y a une expression, ne serait-ce que celle du choix d'avoir voulu une telle musique! Et si l'on veut absolument qu'elle représente un sentiment, eh bien, la froideur, la dureté, l'indifférence ou encore la perception de notre propre côté «minéral» (!) ne sont-elles pas du domaine de l'humain? Vouloir absolument vider ses tripes sur la table est du domaine de la psychothérapie, pas de l'art.
On comprend que les goûts de Gonneville ne le portent pas vers des épanchements tels ceux des compositeurs romantiques, et il aurait peut-être recommandé une thérapie à Berlioz s’il avait vécu de nos jours.
Mais cela m’a plu qu’il défende la possibilité d’une musique neutre ou froide.
La musique d’Arvo Pärt peut sembler froide à certains et pourtant elle sait aussi toucher les cœurs.
Aucune émotion humaine n’est à rejeter si son expression musicale est sincère.

Je vais essayer de parler un peu de mon langage.

J’ai commencé à composer début 1971. J’avais 15 ans. 
Je suis arrivé à Tours en 1972, année où je commence mes études au conservatoire et à la fac de musique. Mes premières compositions étaient parfaitement tonales. Mon langage est devenu atonal en 1973.  J’ai créé avec 3 copains de fac un groupe de piano préparé en 1974. Il s’est produit à la fac de musique de Tours en 1975. J’apprenais l’histoire et les techniques de la musique, mais c’est de manière intuitive que j’investissais dans ma musique ce que j’avais assimilé.

J’ai inventé la musique répétitive en 1975. J’aime bien dire ça : j’étais aussi fier que si j’avais inventé la roue.
J’ignorais que des compositeurs américains l’avaient fait quelques années auparavant. On ne les connaissait pas à la Fac et au conservatoire. J’ai exécuté quelques pièces répétitives en concert dans les locaux de la fac début 1976.
Cette découverte était pour moi une révolution intellectuelle.

Pour mieux faire comprendre où je me situe, je vais essayer de parler du courant répétitif tel que je le comprends. Je vais utiliser les expressions musique répétitive, musique minimaliste, par facilité. Il y a, en réalité, autant de musiques que de compositeurs. Peut-être serait-il plus juste de dire que je fais de la musique post-minimaliste.
Ça ne veut pas dire grand-chose non plus, mais ça peut être pratique.

Je vais procéder en 3 étapes :

1 je vais parler de la naissance du courant répétitif tel que je la comprends
2 de la nouvelle contemporanéité 
3 de temps cyclique et de temps linéaire

1 la naissance du courant répétitif

La plupart des musiques traditionnelles sont monodiques. 
Au XIe siècle, on utilisait dans les organa, des polyphoniques basées sur la duplication parallèle du chant, à la 4te, à la 5te ou à l’8ve.  Rendez-vous dans n’importe quelle assemblée chantante, mariages, clubs sportifs, etc. et vous entendrez des voix chantant à la 4te ou à la 5te sans en avoir conscience. Mais quand on a abandonné la polyphonie parallèle, le monde a changé.
Peut-être est-ce dû en partie au chant liturgique qui ne cessait de recycler des chants plus anciens, porteurs de l’Esprit Saint, censé les avoir inspirés. Un trafic de reliques comme un autre.
Quand on prend un de ces chants préexistants et qu’on allonge la durée de ses notes pour en faire la base d’une deuxième voix mélodique (La vox immensurabilis des polyphonies de l’École de Notre-Dame, par exemple), on crée une tension polyphonique entre la note utilisée comme une pédale et celles de la voix nouvelle. 
Cette tension, c’est celle de la dissonance qui appelle un retour à la consonance.

L’oreille va s’éduquer avec cette particularité, et les musiques vont intégrer successivement comme consonance des intervalles autrefois jugés dissonants, dans l’ordre des harmoniques naturels d’un son fondamental. Chaque nouvelle consonance va s’acquérir plus vite que la précédente, ayant moins de pertinence dans un système comprenant plus d’éléments. Le point d’équilibre se situe fin 18e siècle. Ce n’est sans doute pas un hasard si le langage harmonique de cette époque est la base des musiques populaires d’aujourd’hui. C’est également lui qui envahit les musiques traditionnelles du monde entier autrefois monodiques : c’est la World Music, musique métissée polyphonique pour l’essentiel. On pourrait dire que par la World Music triomphe le Christianisme, comme le capitalisme mondialisé par le Coca-Cola.

Au 19e siècle les compositeurs s’approprient de plus en plus rapidement de nouveaux intervalles et expérimentent dès Franz Liszt, par exemple, des musiques sans tonalité, conséquence logique de cette évolution. 
Schoenberg organise par l’utilisation de la série dodécaphonique ce nouvel espace musical. 
Tout devenant possible dans l’utilisation des dissonances, le renouveau viendra peut-être de la recherche de timbres inouïs, initiée par les compositeurs du 19e siècle ? Bientôt les musiques électroacoustiques…
Tout est devenu possible en matière de dissonance, ou de timbres. Mais quand tout est possible, rien n’est pertinent. On en arrive à une certaine saturation du langage.

Dès la fin du 19e siècle et le début du 20e siècles, des compositeurs ont cherché, plus ou moins consciemment, à renouveler la musique, en travaillant sur la forme. 
Debussy m’a intéressé beaucoup pour cela. La musique d’ameublement de Satie, les musiques descriptives « industrielles » de Mossolov, ou Gottfried Huppertz pour le film Métropolis de Fritz Lang, l’évocation de rites primitifs dans le poème symphonique Sensemaya de Revueltas, le Boléro de Ravel, utilisent la répétition mais la justifient par un projet extra-musical.

In C, de Terry Riley est souvent considéré comme la 1ère œuvre de musique minimaliste ou répétitive. Elle date de 1964. Une œuvre répétitive qui n’a pas besoin de se justifier pour exister.
Les américains Philip Glass, Steve Reich ou John Adams, le Britannique Michael Nyman, l’Estonien Arvo Pärt, sont les représentants les plus connus de ce courant très divers.
S’il finit par connaître le succès, en France, il a été occulté longtemps par la présence hégémonique et subventionnée d’une musique dite contemporaine, qui le tenait en piètre estime.

Plusieurs compositeurs ont cependant travaillé sur le continent dans l’ombre de la musique officielle, et j’en découvre encore aujourd’hui, comme le Belge Dominique Lawalrée, les Français Frédéric Lagneau ou Jean Catoire, l’américain Kyle Gann, et bien d’autres encore…
Il y a toute une galaxie de compositeurs qui ont vécu et créé, coincés entre l’académisme intellectuel postsériel et ce qu’on appelle la musique actuelle, c’est-à-dire la musique populaire amplifiée.

La répétition est apparue comme un moyen de renouveler un langage harmonique saturé. Elle a été aussi nécessaire historiquement, que la musique atonale.


2 la nouvelle contemporanéité et les études musicologiques

Si le langage musical a bel et bien évolué en suivant une certaine logique depuis le Moyen-Âge, c’est le développement des études musicologiques qui va nous en faire prendre conscience dès le 19e siècle. Depuis le Moyen-Âge, il y a toujours eu des querelles entre les partisans d’un Ars Antiqua et ceux d’un Ars Nova, entre des anciens et des modernes. 
Mais sans l’idée qu’elles puissent s’inscrire dans une évolution qui traverserait les siècles.	

La musicologie est à l’origine de cette idée selon laquelle la musique aurait continuellement progressé, des musiques rudimentaires du passé vers les musiques de l’avenir.
Si l’évolution est incontestable, cette vision idéologique s’est imposée dès la fin du 19e siècle, définissant un but, la musique de l’avenir, des moyens, et rejetant ce qui pouvait apparaître comme rétrograde. Cette conception caractéristique de son temps, perd du terrain aujourd’hui. 
La musicologie analyse ce qui est. Mais de par l’autorité inhérente à toute science, elle peut aussi être invoquée pour juger et condamner. La musicologie, par l’usage que peuvent en faire certains compositeurs ou interprètes, se met alors à précéder la création plutôt que la suivre.

La musicologie a contribué à nous rendre les musiques du passé contemporaines.
Au 18e siècle, par exemple, on connaît rarement les compositeurs de la génération précédente, ou des pays voisins. Désormais les musiques les plus anciennes ou les plus éloignées géographiquement, peuvent nous devenir contemporaines.
Ce phénomène a été amplifié de manière exponentielle par le développement des moyens de diffusion modernes, rouleau de cire, TSF, 78 tours, etc.  C’est une particularité de notre époque. 
Est contemporain ce qui vit en même temps que nous. En conséquence, c’est vrai des musiques anciennes ou extra-européennes.
De ce point de vue, il est intéressant de voir ce qu’il se passe dans le domaine de la musique de film. C’est un bon indicateur de ce qui nous est contemporain.  
On y entend tous les types de musique.
Certaines œuvres savantes ont même trouvé grâce au cinéma une diffusion plus large que celle des salles de concert (Bartok, Penderecki, Ligeti, dans le film Shining de Stanley Kubrick)…

La grande diversité des musiques auxquelles nous avons accès aujourd’hui influence les compositions d’aujourd’hui, savantes ou populaires.
Les compositeurs contemporains, c’est-à-dire cette fois-ci vivant en même temps que nous, ont à leur disposition une médiathèque inconnue de leurs prédécesseurs.

Il faut distinguer en effet deux sens dans le mot contemporain, selon qu’il s’applique aux musiques qui sont celles de nos vies, ou aux compositeurs vivants.
L’adjectif Contemporain ne devrait pas être utilisé pour désigner exclusivement les musiques postsérielles ou électroacoustiques qui ne représentent qu’une partie de la musique d’aujourd’hui. Paradoxalement, on considère parfois certaines musiques du 20e siècle comme plus contemporaines que celles de compositeurs vivants. 

Les compositeurs dits minimalistes ou répétitifs, n’échappent pas à leur époque mais ne rentrent pas dans le cadre de cette conception évolutive restrictive, imposée par un petit nombre qui serait le seul à la comprendre, et aurait le droit de juger tout ce qui s’en écarte.
Les remarques de Pierre Boulez, à ce sujet, sont significatives. C’est le manque d’intelligence qui est pointé : Les musiciens répétitifs ? …des analphabètes !  des musiques « minimales », (qui) exigent vraiment une compréhension minimale.  John Cage : Rafraîchissant mais pas très intelligent.  Etc.


3 le temps cyclique et le temps linéaire

Donc nous sont devenues contemporaines les musiques non européennes.
Les expositions universelles, dont celle de 1889 ont permis d’entendre, par exemple, un gamelan javanais. Après Debussy et ses contemporains, les musiques extra européennes ont fortement intéressé les compositeurs américains des années 60 et 70.
Elles apportent une vision cyclique de la musique en accord avec la conception du temps en Asie.
Sur l’île de Bali, on constate que sur la côte très influencée par la culture islamique, certains styles de gong ont intégré des instruments mélodiques dans le gamelan.
L’instrument mélodique à vent ou à cordes, introduit un déroulement musical linéaire, en accord avec une conception eschatologique du temps. Il y a un début à la création de l’univers, un milieu et une fin. Les religions du livre, Judaïsme, Christianisme et Islam ont une vision linéaire du temps, laquelle imprègne notre culture musicale.

Je reviens à la dissonance apparue dans les polyphonies médiévales.
La dissonance appelant une résolution nous projette dans un temps à venir.
Elle contribue à construire un temps musical linéaire qui va être typique de la musique occidentale. 
On pourrait penser que Schoenberg et ses disciples utilisent la dissonance pour elle-même.
Mais elle reste une dissonance assumée en tant que telle. Les consonances, elles, sont la plupart du temps soigneusement évitées, ce qui fait que la musique atonale est plutôt une musique anti-tonale.

Les répétitifs américains Terry Riley, Philip Glass, Steve Reich, sont tous allés explorer les musiques non européennes. Les premières compositions comme In C, ou diverses œuvres de Steve Reich témoignent de l’influence d’une conception cyclique du temps. Cependant, le contexte souvent tonal peut en atténuer l’effet.
La polyphonie, à laquelle ils n’ont pas forcément renoncé, relève du temps linéaire. 
La musique linéaire est une musique narrative. On retrouve cette particularité dans les œuvres de Philip Glass, qui se tourne naturellement vers la forme narrative par excellence, l’opéra.

Je reviens maintenant à ma musique

De 1974 à 1984, j’ai exploré d’une manière systématique les possibilités de la répétition que j’imaginais, dans des formes que je voulais le plus circulaire possible.
Mon inspiration s’est petit à petit tarie.  Dans les trois dernières années, j’en suis arrivé à ne quasiment plus composer. Je me trouvais dans une impasse.
J’en suis sorti en redonnant toute sa place à l’inspiration.

Fin 1984, je me suis remis à composer en me laissant guider par cette inspiration. 
J’étais désormais capable de réinvestir ce que j’avais appris en matière de musique répétitive, de manière intuitive au service de mon inspiration.

Ma musique a repris une direction narrative.

Mon langage a ensuite évolué dans une direction souvent moins répétitive.
Si vous m’avez compris, il n’y a aucun calcul en cela. C’est la liberté totale qui prévaut.
Je ne me pose pas la question du langage en préalable.
Comme l’a dit Milan Kundera, l’idée est plus importante que la langue…
Les procédés que j’utilise sont ordonnés à une fin. Ils ne valent pas pour eux-mêmes.

Les conceptions de la musique sont multiples.
Elles ne devraient pas s’exclure.
Il y a une chose que tous les compositeurs ont en commun : c’est l’acte même de la composition.

Composer c’est choisir.
Que ce soit au niveau d’une note, d’une mesure, d’une phrase, d’une partie, c’est choisir entre le même et l’autre. 
Composer n’est rien de plus.


Olivier Faes